Ah, cette sublime complainte du « Je suis débordé, je n’ai pas le temps« … Le tube planétaire de l’année, interprété avec une telle conviction par des virtuoses de l’excuse qu’on se demande pourquoi ils n’ont pas encore reçu un Oscar de la meilleure performance dramatique dans la catégorie « Victimes imaginaires du surmenage ». Leur interprétation est si poignante, si authentique, qu’on en verserait presque une larme – si l’on n’était pas occupé à les apercevoir, deux heures plus tard, plongés dans une profonde méditation devant des vidéos de chatons.
Assez de cette comédie risible ! On vous voit, vous savez. Vous pensez sincèrement nous convaincre que votre existence est une tornade perpétuelle de rendez-vous dont dépend la survie même de l’humanité ? Que votre calendrier rivalise avec celui d’un président en pleine crise diplomatique ? Sérieusement ? Vous avez du temps, ne nous racontons pas d’histoires.
Oui, c’est à VOUS que je parle. VOUS qui venez de sacrifier vingt précieuses minutes de votre vie supposément « minute-près » à contempler un perroquet massacrant du Céline Dion sur TikTok, ou à faire défiler votre écran Instagram avec la frénésie d’un archéologue convaincu que le secret de l’immortalité se niche entre deux publicités pour des chaussettes révolutionnaires.
Vous savez quoi ? Vous n’êtes pas débordé. Vous êtes juste un artiste de la discipline olympique de la procrastination perverse. Félicitations, vous méritez une médaille d’or !
NON ! Vous ne manquez pas de temps. Vous êtes simplement un génie tactique de la gestion sélective des priorités. C’est fascinant comme votre emploi du temps, prétendument impénétrable, sait miraculeusement se dégager pour « juste un épisode » Netflix qui se transforme en saison entière… mais reste hermétiquement verrouillé face à ce rapport qui moisit dans votre boîte mail depuis un mois.
Vous êtes médaille d’or de la dilution du travail, vous appliquez à merveille la fameuse loi de Parkinson, ce principe diabolique qui stipule qu’une tâche s’étendra précisément pour occuper tout le temps que vous lui accordez. Vous avez deux heures pour répondre à un simple email ? Bravo, vous allez effectivement y consacrer deux heures entières… composées à 2% de réflexion et 98% de distractions parfaitement justifiables : vérifier trois fois la météo, surveiller l’évolution minute par minute des embouteillages que vous ne prendrez pas, et bien sûr, répondre à des messages sans aucun rapport avec votre travail mais d’une « urgence ca-pi-ta-le ».
Procrastiner, pour certains, ce n’est pas de la simple fainéantise, c’est juste une stratégie existentielle sophistiquée. Parce qu’à force de repousser l’inévitable, il existe toujours cette infime possibilité que le miracle se produise : que la tâche devienne obsolète, qu’une invasion extraterrestre vienne opportunément rendre tout cela insignifiant ou plus probablement qu’un collègue exaspéré jusqu’à la moelle s’en charge à votre place. C’est vrai quoi, pourquoi se presser, quand l’attente elle-même peut être votre alliée ?
Et puis, summum de l’absurdité, il y a cet arsenal impressionnant de justifications que vous déployez. « Je suis sous l’eau« , « mon cerveau refuse de coopérer aujourd’hui« , « je souffre d’une condition neurologique rare et non diagnostiquée qui m’empêche spécifiquement de commencer cette tâche« … Tout ce cirque pour masquer l’évidente vérité : vous êtes capable d’une concentration surhumaine quand il s’agit de trouver la faille dans la théorie d’un inconnu sur Reddit, de regarder cinquante vidéos TikTok à la suite pour apprendre une chorégraphie dont vous ne vous servirez jamais, de mener une enquête digne de la CIA sur les photos de vacances d’un de vos collègues sur Facebook, ou de dénicher la meilleure promotion sur ce gadget dont vous n’avez absolument pas besoin.
Allez, cessons l’hypocrisie deux minutes. Êtes-vous réellement débordé… ou simplement en train de perfectionner l’art subtil de vous mentir à vous-même ? La prochaine fois que vous entendrez sortir de votre propre bouche ce « je-suis-dé-bor-dé » syllabique, posez-vous cette question dérangeante (sans y passer trois heures non plus) : Est-ce vraiment la vérité… ou juste une excuse confortable que vous avez répétée jusqu’à y croire vous-même ?
NOTE IMPORTANTE : reconnaissons quand même l’existence de personnes RÉELLEMENT débordées. On les repère aisément : ce sont celles qui croulent sous leurs propres responsabilités ET celles des procrastinateurs professionnels qui gravitent autour d’elles. Ces saints modernes acquiescent machinalement au fameux « Tu peux t’en occuper ? Je suis sous l’eau ! » lancé par des collègues qui, étrangement, trouvent toujours le temps de raconter leur surcharge de travail autour d’un café interminable. Paradoxe ultime : ces authentiques surchargés dégagent miraculeusement du temps pour aider les autres, comme si leurs journées comptaient secrètement plus d’heures. Pendant ce temps, nos champions de l’esquive, prétendument « débordés », restent remarquablement indisponibles pour quiconque solliciterait leur aide. Ils mériteraient un monument à la gloire de l’art délicat de faire porter ses fardeaux par autrui tout en cultivant une inaccessibilité à toute épreuve.