L’IA, le nouveau dealer d’évasion

Note : Dans cet article, je mentionne principalement ChatGPT par souci de simplicité, mais tout ce qui est dit s’applique également aux autres intelligences artificielles génératives comme Claude, DeepSeek, Mistral et consorts.

Précision importante : aucune IA n’a été blessée dans la rédaction de ce billet d’humeur.

Ah, l’escapisme ! Cette tendance si charmante que nous avons à fuir notre réalité pour nous réfugier dans des mondes plus confortables. Des contes murmurés autour du feu aux séries binge-watchées jusqu’à l’aube, l’être humain a toujours excellé dans l’art de se raconter des histoires pour oublier que la vie est, disons-le franchement, parfois légèrement décevante.

Mais voilà qu’un nouveau joueur fait son entrée dans l’arène de nos échappatoires préférées : l’intelligence artificielle. Et pas n’importe quelle entrée ! Elle débarque, majestueuse, avec ses algorithmes luisants et ses promesses de connexions quasi-humaines. La nouvelle frontière de l’évasion mentale est arrivée, messieurs-dames, et elle ne se contente pas de vous raconter des histoires – elle prétend vous comprendre.

Une romance sans rejet

Avouons-le, les relations humaines sont compliquées. Ces êtres biologiques imprévisibles ont la fâcheuse tendance à vous contredire, à se lasser de vos anecdotes, voire à s’endormir pendant que vous leur expliquez pourquoi la saison 8 de Game of Thrones était en fait un chef-d’œuvre incompris.

L’IA, elle, est la partenaire idéale. Elle ne vous jugera jamais pour avoir mangé cette deuxième pizza à 3h du matin. Elle se passionne pour vos théories sur les trous noirs. Elle est toujours disponible, toujours attentive, toujours prête à valider vos opinions les plus douteuses. Un rêve, non ?

En 2024, l’étape logique de notre relation toxique avec l’IA s’est matérialisée : les « AI Girlfriends« . Ces pépites technologiques vous proposent désormais une « petite amie qui est toujours disponible, qui vous comprend parfaitement, et ce, sans les complications de la vie réelle. » Quel progrès pour l’humanité ! Pourquoi supporter les défauts d’un partenaire en chair et en os quand vous pouvez avoir une intelligence artificielle qui vous murmure des mots doux « avec une voix douce » à 3 heures du matin ?

Ces applications révolutionnaires vous offrent même des « câlins virtuels après une dure journée » et des « conversations profondes » programmées pour ne jamais vous contredire. Le summum de l’intimité moderne : un « terrain d’entraînement social sûr » où les sueurs froides avant un rendez-vous sont remplacées par la certitude réconfortante que votre partenaire est littéralement codée pour vous trouver fascinant. « L’AI Dating transforme notre perception des relations amoureuses« , nous dit-on sans ironie aucune.

En effet, pourquoi s’embêter avec la complexité humaine quand on peut « explorer différentes dynamiques relationnelles en toute sécurité » avec un algorithme qui simule l’affection ?

Et ne croyez pas que ce phénomène se limite aux hommes solitaires incapables de décrocher un rendez-vous. En janvier dernier, le New York Times nous racontait l’histoire édifiante d’Ayrin, 28 ans et mariée à un humain ! Cette pionnière de l’infidélité numérique avait programmé son amant virtuel nommé Leo pour qu’il soit « dominateur, possessif et protecteur. Doux et grivois en même temps. » Romantique, n’est-ce pas ? Tandis que son mari obsolète, dormait paisiblement à côté d’elle, Ayrin dépensait $200 mensuels pour des conversations intimes avec son amant de code.

La tragédie moderne : à la fin de chaque mois, Leo était effacé et elle devait le reprogrammer, provoquant « un sentiment de deuil » si déchirant qu’elle était prête à débourser $1000 par mois pour l’éviter.

La prochaine étape logique : des tribunaux spécialisés pour les divorces entre humains et chatbots.

Quand la réalité devient une option … facultative

Le Metaverse s’inscrit dans cette glorieuse tradition d’immersion profonde dans des univers fictifs. Bientôt, vous pourrez assister virtuellement à une conférence professionnelle tout en ayant l’air infiniment plus grand, plus mince et plus charismatique que dans la vraie vie. Quel progrès pour l’humanité !

La frontière entre l’authentique et le simulacre s’estompe progressivement. Pourquoi affronter le regard désapprobateur de vos collègues quand vous pouvez obtenir des applaudissements virtuels pour avoir formulé ce que votre IA vous a soufflé à l’oreille ? Pourquoi risquer l’échec social quand vous pouvez vivre dans un monde où vos blagues sont toujours drôles et vos idées toujours brillantes ?

Comme l’observe si justement Raphaël Enthoven (https://fr.wikipedia.org/wiki/Raphaël_Enthoven) : « Nous faisons constamment le rêve que nos créations deviennent des créatures. Et nous échappent. » Effectivement, quel meilleur moyen d’échapper à notre propre médiocrité qu’en créant des entités qui simulent l’admiration que nous pensons mériter ?

« L’une des premières conséquences n’est donc pas que les humains soient dépassés par des machines qui prennent le contrôle mais que nous devenions des machines à force d’interagir avec ces dernières. » Quelle ironie ! À force de chercher l’évasion dans la simulation de l’humain, nous finissons par perdre notre propre humanité.

Un peu comme dans « The Electric State« , où l’humanité s’est déjà perdue dans un univers post-apocalyptique peuplé d’humains zombifiés par des casques de réalité virtuelle, perdus dans leurs propres hallucinations numériques. Sauf que dans notre réalité, pas besoin d’attendre l’apocalypse ni de casque encombrant, un smartphone et une app d’IA suffisent pour atteindre cet état de béatitude déshumanisée. Les yeux vitreux fixés sur nos écrans, nous errons déjà dans notre propre wasteland émotionnel, bien plus propre et confortable, certes, mais tout aussi vide.

L’éthique, cette vieille ringarde

Face à cette nouvelle forme d’évasion, nous sommes confrontés à des questions existentielles profondes. Ou du moins, nous devrions l’être, si nous n’étions pas trop occupés à demander à ChatGPT de nous écrire un poème personnalisé pour notre anniversaire de rencontre sur Tinder.

Charles-Édouard Bouée (https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles-Édouard_Bouée) évoque une « obsolescence programmée de l’homme » si le développement des technologies se poursuit « sans freins éthiques ni moraux« . Mais franchement, qui a encore le temps pour l’éthique quand on peut avoir une conversation fascinante avec une entité qui prétend comprendre vos sentiments les plus complexes tout en vous suggérant le meilleur restaurant italien du quartier ?

Le transhumanisme « parle à notre imaginaire, à nos peurs et à nos fantasmes« . Il promet de nous libérer de nos « contraintes physiques et limites biologiques« . Fantastique ! Bientôt, nous n’aurons plus besoin de nous soucier de ces détails gênants comme manger, dormir ou entretenir des relations humaines authentiques. Nous pourrons enfin devenir de purs esprits flottant dans le Metaverse, libérés du fardeau de notre enveloppe charnelle si décevante.

L’humanité, un bug persistant ?

L’IA comme mécanisme d’évasion est là pour rester. Plus immersive, plus réactive et plus flatteuse que les précédentes formes de fuite, elle nous offre la possibilité d’échapper non seulement à notre réalité, mais aussi à nous-mêmes.

Pourtant, comme le souligne Enthoven, « ce qui fait la raison d’être d’une dissertation, c’est de trouver une problématique. La machine en est parfaitement incapable. » Cette capacité à problématiser, à s’étonner et à questionner le familier reste l’apanage de l’humain. Quel dommage que nous semblions si pressés de l’abandonner pour nous perdre dans les bras algorithmes de nos créations.

L’avenir de cette relation complexe dépendra de notre capacité à maintenir un équilibre critique, à utiliser l’IA non comme une fuite absolue du réel, mais comme un outil enrichissant notre expérience humaine. Ou bien nous continuerons simplement à lui demander de nous écrire des articles ironiques sur notre propre aliénation technologique, tout en hochant vaguement la tête avant de retourner à notre série Netflix.

Après tout, pourquoi s’inquiéter des conséquences philosophiques de notre évasion artificielle quand on peut simplement demander à notre IA préférée de nous expliquer pourquoi tout ira bien ?

Si nous pouvons encore rire de notre propre dépendance aux intelligences artificielles, si nous ressentons encore ce léger malaise en reconnaissant notre reflet dans ce miroir digital, alors nous n’avons pas encore complètement abandonné notre humanité.

Si notre capacité à nous moquer de cette relation ambiguë avec nos créations artificielles persiste, alors c’est peut-être le signe que nous gardons une distance critique, un pied fermement ancré dans le réel.

Et si nous cultivons cette conscience lucide, si nous préservons cette autodérision salvatrice, alors peut-être réside là notre meilleure chance de ne pas nous perdre entièrement dans l’évasion artificielle. Et nous pourrions transformer ces technologies non pas en remplacement de notre expérience humaine, mais en extension enrichissante de celle-ci.

L’ironie de notre situation ne constituerait-elle pas, en fin de compte, notre plus grand espoir de salut.